Samedi matin, nous jouons à CHERO (Centre d’hébergement des enfants des rues orphelins), dans un quartier de Kinshasa, un peu à l’écart du va et vient incessant de la cité. Nous devons garer le bus bien avant d’arriver au centre, le sol n’est plus vraiment praticable et surtout la route se réduit à un chemin piétonnier. Nous nous partageons le matériel et continuons à pied jusqu’à l’espace de jeu, jusqu’aux enfants. Le chemin est jalonné de parcelles familiales, de nombreux enfants s’approchent et nous saluent de l’habituel « mundélé ! Mundélé ! » (des blancs ! Des blancs !). Nous avançons dans le sable et les petits ruisseaux d’eau à enjamber, les déchets en tas, les coq et les poussins.
Au centre, les enfants sont déjà là. C’est un peu différent des autres endroits, on dirait un village miniature, tout est petit: les bâtiments pour l’école, pour la vie quotidienne, pour les soins; la cour extérieure est un tout petit espace de sable, mais les enfants sont nombreux, d’autant qu’ils sont rapidement rejoints par les enfants des parcelles voisines. Deux éducateurs sont là, en peu de temps ils rassemblent les enfants, sortent des bancs d’écoliers dans la cour, tout le monde se resserre dans le peu d’ombre présent. Nous mettons un peu de temps à nous installer, une fois de plus, il faut s’adapter car notre espace de jeu est réduit de plus de moitié. Pour honorer notre présence, les enfants ont préparé un sketche de quelques minutes. Ils sont maquillés et sous le regard vigilant de leur éducateur, trois garçons jouent pour nous une scène de théâtre. Nous apprécions cette délicate attention, l’ambiance est douce et conviviale, c’est à nous de jouer.
L’équipe est en forme, la petite taille de l’espace nous encourage à canaliser et recentrer l’énergie, nous ne nous dispersons pas, c’est bénéfique pour l’ensemble du spectacle. Aux premiers rangs il y a beaucoup de tous petits, et derrière, debout sur les tables, des plus grands. De part et d’autres, les rires et les applaudissements vont fuser pendant les 45 minutes du spectacle. Les tableaux s’enchaînent bien, c’est fluide et généreux, nos trois princesses progressent de jour en jour, elles sont concentrées et sérieuses, même dans les coulisses l’organisation s’améliore nettement, nous prenons vraiment du plaisir ce matin. À la fin du spectacle, les éducateurs chargent les plus grands de nous accompagner jusqu’au véhicule, ils nous aident à porter notre matériel, nous restons un moment à discuter avec eux, puis nous reprenons la route.
Pas d’autre représentation prévue aujourd’hui, nous rentrons à la parcelle. En plus de toutes les activités quotidiennes du centre culturel Starlette la femme, où nous vivons, (cours de français, d’anglais, micro commerce, réunions, répétitions de compagnies …), le week-end est réservé aux enfants du quartier. Lorsque nous rentrons ils sont une vingtaine sur scène, ils dansent, chantent, sous le regard protecteur de Starlette. Ils semblent ravis de notre présence, nous voici spectateurs, et pour nous c’est un beau moment de détente; les filles regardent avec attention, Reagan s’installe aux percussions, nous déjeunons sous le soleil, dans les chants des enfants. Nous lavons (enfin !) les costumes, des sceaux des mains qui frottent, de l’eau bien sale sort des premiers bains, nous tendons une grande corde, ce sera sec en un rien de temps. L’après midi va couler doucement, petit à petit, chacun rentre chez soi, sans empressement.
Dimanche est une journée particulière, nous partons pour un voyage, nous allons jouer à Kinkolé, à deux heures de route de Kinshasa. Le rendez-vous est fixé à 7 heures, nous partirons vers 9 heures… Il est judicieux d’avoir choisi le dimanche pour une telle expédition, les embouteillages sont bien moins importants et nous quittons le cœur de la ville sans grande difficulté. Nous voici lancés sur la route, après l’aéroport, ça roule bien, nous avons la sensation de partir loin, de quitter Kinshasa et d’entrer un peu dans la République Démocratique du Congo. Ce n’est qu’une impression, agréable certes, car en réalité, nous n’allons pas si loin. Mais déjà nous apercevons le fleuve, le vent circule dans le bus, Papa Jeannot allume la musique, l’excursion a un air de départ en vacances…
Après deux heures de route, nous traversons le cimetière de Kinkolé, immense étendue de sable, de pierres, de croix plantées dans tous les sens, au bout de la route, dans un semblant de désert, quatre bâtisses en ciment, c’est l’orphelinat où nous venons jouer. C’est un endroit très calme, isolé, où les enfants vivent en famille d’accueil. Chaque maison, il y en a quatre, est une famille où les parents élèvent leurs propres enfants et entre 12 et 15 enfants adoptés. Il y a des petits, des plus grands, des filles et des garçons, une cinquantaine en tout. Ils s’installent sous l’arbre, d’abord pour l’office dominical puis pour le spectacle. Nous allons jouer sous un soleil de plomb, dans les coulisses, l’eau coule à flots dans les gorges et sur les têtes, nous restons prudents car la journée ne fait que commencer , il faut tenir.
Cette fois, l’espace est immense, nous sommes minuscules au milieu de la grande étendue de sable et de nature, c’est assez surprenant, presque surréaliste de jouer ainsi, nous arrivons à capter l’attention des enfants et des adultes. La scène de l’arrivée du moustique jaune fait sensation, les premiers rangs ont peur, nous prenons des libertés et jouons davantage avec le public, proche, nous prenons plus le temps de poser les différents tableaux.
Les filles sont détendues, le public charmant, les responsables de l’orphelinat nous sont reconnaissants de ce déplacement jusqu’à eux (ils n’ont pas souvent de visites de la sorte), notre venue prend une allure officielle lorsque nous signons le livre d’or. En effet, nous sommes comme une « délégation officielle », car Papa Ambroise, membre actif du REEJER, ( Réseau des éducateurs des enfants et des jeunes de la rue) nous fait l’honneur de sa présence, nous sommes donc en partenariat Clowns sans frontières France, Clowns sans frontières RD Congo et REEJER. C’est important pour nos hôtes et la présence de Papa Ambroise est capitale pour la suite du projet, car si l’idée de poursuivre de telles actions, c’est-à-dire d’intégrer des enfants des rues à une démarche artistique semble pertinente (de plus en plus), le REEJER en sera le pilote principal, il est donc très important qu’ils puissent voir, sur le terrain, l’impact de la démarche. Nous signons le livre d’or, respirons un peu la douceur du lieu en jouant avec les enfants (pour une fois, nous ne sommes pas dans l’urgence de partir tout de suite), puis nous reprenons la route car nous sommes attendus quelques kilomètres plus loin pour une deuxième représentation.
Nous voici à l’AFD, un autre orphelinat de Kinkolé; c’est beaucoup plus petit (une cour minuscule et deux bâtisses), il y a dix enfants, des garçons surtout, qui vivent là sous le regard bienveillant de Maman Odrade, de ses collègues et des gens du voisinage. C’est une initiative différente de ce que nous avons vu pour l’instant et assez singulière. Cet endroit est en grande partie une démarche personnelle de Maman Odrade, elle n’a que très peu d’aide et se dit isolée et dans la difficulté. En effet, lorsqu’elle a recueilli ces enfants, ils étaient petits, les frais de nourriture étaient raisonnables et elle s’en sortait grâce à l’article 15 (l’article 15 est une rhétorique au Congo, chaque fois qu’aucune structure, aide, possibilité n’existent et qu’il faut se débrouiller seul, « bricoler avec les difficultés », les congolais disent « article 15 », « débrouillez vous », c’est faire le constat avec humour que justement, dans bien des cas, aucun article n’existe ….).
Son mari était pécheur, et cela avait son utilité, aujourd’hui il est malade et ne peut plus pêcher; les enfants ont grandi, ils ont besoin d’une alimentation plus complète, et Maman Odrade arrive difficilement à joindre les deux bouts. Cependant, nous sommes accueillis avec un grand enthousiasme, les mamans sont apprêtées, les enfants installés, le voisinage prêt à trouver sa place dans la parcelle pour l’occasion. Nous réduisons de nouveau notre espace scénique, et c’est parti pour la dixième représentation. Nous avons chaud, nous sommes un peu dans un four, et nous commençons à sentir la fatigue (enchaîner deux représentations à 35 degrés Celsius est une belle expérience d’endurance …). Tout se déroule bien cependant, les moments de chant choral sont très puissants, l’écoute est solennelle et tendre; une journaliste de la radio nationale est là, elle enregistre nos chansons en direct. Le spectacle se termine dans la sueur et le calme de Kinkolé.
Nous ne sommes pas pressés de partir et c’est tant mieux car une très belle surprise nous attend, les mamans de l’orphelinat et les voisines nous ont préparé un repas, du vin, des bières, des sucrés, des fretins (petits poissons du fleuve, de la taille des éperlans, met exceptionnel et très apprécié), sandwich aux sardines, shikuang, c’est toujours surprenant d’être accueilli avec tant de générosité là où justement l’article 15 sévit durement; l’hospitalité est une valeur fondamentale.
Nous passons un moment rare, nous parlons, nous rions, nous sommes bien contents de partager un vrai moment, l’équipe le mérite bien et nos hôtes encore plus. Nous sommes au cœur d’une reconnaissance mutuelle qui réchauffe les esprits et donnent un sens à nos engagements mutuels. Nous reprenons la route, ravis, d’autant que Pitschou nous a réservé la (rituelle) halte aux bords du fleuve, sous les paillottes, dans l’herbe et le sable, nous sommes en PAUSE, bien appréciée.
Charlène est là avec Joyce et Carmen est venue avec Dariana (elle a deux ans), il y a donc aujourd’hui deux jeunes nurses du centre, et nous avons emmené Rabbouny pour l’occasion. Tous ces jeunes gens découvrent le lieu, c’est les vacances, nous faisons tourner le manège pour eux, Dariana glisse sur le tobbogan, nous faisons un tour de pirogue et certains se baignent un long moment, c’est la fête. Maman Jolie, éducatrice de BBS est là aussi, et nous en profitons pour parler du projet, la discussion est très intéressante et nous apprenons des choses qui seront importantes pour la suite, notamment sur le vécu des filles, leurs rapports aux autres filles du centre depuis quinze jours, les choses qu’elles ne nous disent pas directement.
Dans le camion du retour, pratiquement tout le monde dort ou s’assoupit, la nuit tombe, la journée a été riche en implication et en partage, demain c’est pause…